J'avais
composé l'histoire de Rama
précédemment et en avais fait part
à mon disciple bien-aimé Bharadvaja.
Lorsqu'il se rendit au mont Meru, Bharadvaja la
raconta à Brahma, le créateur. Ravi
d'entendre pareil récit, Brahma
annonça à Bharadvaja qu'il lui
accordait une faveur. Celui-ci lui demanda alors
"que tous les humains soient libérés
du malheur", et pria Brahama de trouver le meilleur
moyen d'y parvenir.
Brahma dit à Bharadvaja : "Va trouver
le sage Valmiki et prie le de poursuivre la noble
histoire de Rama de telle sorte que celui qui
l'écoute soit libéré des
ténèbres de l'ignorance." Brahma ne
se contenta pas de prononcer ces paroles, mais se
présenta à mon ermitage,
accompagné du sage Bharadvaja.
Après que je lui eus fait mes
dévotions, Brahma me dit : "Ô
sage, ton histoire de Rama sera le radeau qui
permettra aux hommes de traverser l'océan de
samsara [l'histoire qui se
répète]. Poursuis-en donc la
narration et mène ton uvre à
terme." Sur ce, le Créateur disparut
instantanément de la scène.
Le commandement abrupte de Brahma m'ayant rendu
quelque peu perplexe, je priai le sage Bharadvaja
de m'expliquer ce que Brahma venait de dire.
Bharadvaja répéta les paroles de
Brahma : "Brahma souhaite que tu
révèles l'histoire de Rama de telle
sorte qu'elle permette à tous les humains de
dépasser la souffrance. Et moi aussi je te
le demande, Ô sage, aie l'obligeance de me
conter en détail comment Rama, Lakshmana et
ses autres frères se
libérèrent de la souffrance."
Je révélai alors à Bharadvaja
le secret de la libération de Rama, de
Lakshmana et de ses autres frères ainsi que
celle de leurs parents et des membres de la cour
royale. Et je déclarai à
Bharadvaja : "Mon fils, si toi aussi tu vis
comme eux, tu connaîtras à ton tour la
libération de la souffrance ici et
maintenant."
VALMIKI
poursuivit :
L'apparence de ce monde est une confusion ; de
même que le bleu du ciel est une illusion
d'optique. Mieux vaut ne pas s'y attarder et passer
outre. Il n'est possible ni de se dégager de
la souffrance ni de réaliser sa vraie nature
tant que l'on n'est pas convaincu de
l'irréalité de l'apparence du monde.
On s'en persuade en étudiant
assidûment ces pages. On acquiert alors la
ferme conviction que le monde objectif est le
résultat de la confusion entre ce qui est
réel et ce qui ne l'est pas. Qui
n'étudie pas ce texte ainsi ne parviendra
jamais à la connaissance, même dans
des millions d'années.
Moksha ou la libération est l'abandon total
de tout vasana ou conditionnement mental, sans la
moindre réserve. Le conditionnement mental
est de deux sortes le pur et l'impur.
L'impur est la cause de la naissance ; le pur
libère de la naissance. L'impur est de la
nature de l'ignorance et du sentiment de
l'ego ; ce sont, pour ainsi dire, les semences
de l'arbre de la renaissance. Par contre, quand ces
semences sont abandonnées, le
conditionnement mental, qui se contente de
sustenter le corps, est de nature pure. Ce
conditionnement mental-là existe même
chez ceux qui ont été
libérés de leur vivant. Il ne conduit
pas à la renaissance, étant
donné qu'il n'est nourri que par une
dynamique acquise dans le passé et non par
une motivation actuelle.
Je vais à présent te raconter comment
Rama connut la vie éclairée d'un sage
affranchi. Sachant cela, tu seras
libéré de toute erreur relative au
vieillissement et à la mort :
De retour de l'ermitage de son précepteur,
Rama habitait le palais de son père
où il se divertissait de diverses
manières. Désireux de faire le tour
du pays et de visiter les saints lieux de
pèlerinage, Rama vint trouver son
père et lui demanda la permission
d'entreprendre un tel pèlerinage. Le roi
choisit un jour propice pour le commencement de ce
pèlerinage ; et, ce jour-là,
après avoir reçu les
bénédictions des aînés
de la famille pleins d'affection à son
égard, Rama prit congé.
Accompagné de ses frères, Rama visita
le pays tout entier en commençant par
l'Himalaya, avant de se diriger vers le Sud.
Après quoi il regagna la capitale, pour la
plus grande joie des habitants du pays.
VALMIKI
poursuivit :
Dès qu'il arriva au palais, Rama vint
s'incliner dévotement aux pieds de son
père et d'autres saints et hommes
vénérables. La ville d'Ayodhya tout
entière célébra huit jours
durant le retour de Rama qui avait achevé
son pèlerinage.
Rama vécut un temps au palais, vaquant
normalement à ses occupations quotidiennes.
Cependant un changement profond s'empara
très bientôt de sa personne. Il
maigrissait et s'affaiblissait. Il pâlissait
et son visage devint émacié. Le roi
Dasaratha s'inquiéta de ce brusque
changement inexplicable dans l'aspect et le
comportement de son fils bien-aimé. Toutes
les fois qu'il interrogeait Rama sur sa
santé, ce dernier répondait que tout
allait bien. Quand Dasaratha demandait à
Rama, "Fils chéri, qu'est-ce qui
t'inquiète ?", pour toute
réponse, Rama répétait
poliment : "Rien, Père."
Dasaratha ne manqua pas d'aller consulter le sage
Vasistha. Le sage lui fit cette réponse
sibylline : "Il y a bien sûr une raison
au comportement de Rama. De même qu'en ce
monde aucun grand changement ne
précède l'emergence de sa cause
[c'est-à-dire les éléments
cosmiques], des changements comme la
colère, l'abattement et la joie ne se
manifestent pas chez des âmes nobles sans une
raison précise." Dasaratha ne souhaita pas
en savoir davantage.
Peu après arriva au palais le sage
Vishvamitra, célèbre dans le monde
entier. Quand le roi fut informé de sa
sainte visite, il se précipita afin de
l'accueillir.
"Bienvenue à toi ! Sois le
bienvenu ! fit Dasaratha. Ton arrivée
dans mon humble demeure me remplit de joie. Ta
présence m'est aussi précieuse que la
vue peut l'être à l'aveugle, la pluie
à la terre desséchée, la venue
d'un fils à une femme stérile, la
résurrection d'un mort et la santé
recouvrée. Ô sage, que puis-je faire
pour toi ? Quel que soit le vu pour
lequel tu es venu me voir, considère qu'il
est déjà exaucé. Tu es mon
dieu très vénérable. Je ferai
ce que tu m'ordonneras."
VALMIKI
poursuivit :
Ravi d'entendre Dasaratha s'exprimer de la sorte,
Vishvamitra lui révéla tout de go
l'objet de sa visite : "Ô roi, j'ai
besoin de ton aide à propos d'un rite
religieux. À chaque fois que j'accomplis un
certain rite, les démons, adeptes de Khara
et de Dhusana, envahissent le lieu saint et le
profanent. Etant donnés les vux qui
accompagnent le rite, je ne suis pas en mesure de
les maudire. Tu peux m'aider. Ton fils Rama peut
facilement s'occuper de ces démons. En
échange de cette aide, je lui accorderai une
multitude de bénédictions qui te
vaudront à toi une gloire insurpassable. Ne
laisse pas tes sentiments pour ton fils l'emporter
sur ton attachement envers tes obligations. Dans ce
monde, les âmes nobles ne considèrent
aucun cadeau au-dessus de leurs moyens. Au moment
où tu diras oui, à l'instant
même je considérerai que les
démons sont morts, car je sais qui est
Rama ; Vasistha le sait également, de
même que les autres saints de cette cour
royale. Allons, Ô Roi, pas
d'atermoiement ! Envoie-moi Rama
sur-le-champ !"
À l'annonce de cette très
fâcheuse requête, le roi demeura un
instant abasourdi et silencieux avant
d'objecter : "Ô sage, Rama n'a pas
encore seize ans. Il ne possède donc pas la
compétence voulue pour faire la guerre. Il
n'a même jamais assisté à un
combat, hormis les disputes qu'il a pu voir dans
les appartements du palais. Tu n'as qu'à me
l'ordonner et mon immense armée
t'accompagnera pour exterminer les démons.
Mais je ne puis me séparer de Rama. Toutes
les créatures aiment leur
progéniture, c'est naturel. Les sages
eux-mêmes ne se lancent-ils pas dans toutes
sortes d'activités extraordinaires par amour
pour leurs enfants, et les gens ne renoncent-ils
pas à leur bonheur, à leur conjoint
et à leur richesse plutôt qu'à
leurs enfants ? Non, je ne puis me
séparer de Rama.
"Si c'est le puissant démon Ravana qui vient
perturber ton rite, rien ne peut être fait
pour te venir en aide. Même les dieux sont
impuissants face à lui. Des êtres
dotés d'une telle puissance naissent souvent
sur cette terre ; et, le moment venu, ils
finissent par quitter la scène de ce
monde.
Vishvamitra était en colère. Le sage
Vasistha s'en aperçut. Il intervint et
convainquit le roi de ne pas revenir sur sa
promesse, mais d'envoyer Rama voir
Vishvamitra : "Ô roi, c'est indigne
de toi de revenir sur ta promesse. Un roi se doit
de montrer l'exemple. Rama ne risque rien sous la
garde de Vishvamitra qui est extrêmement
puissant et possède de nombreux
projectiles imparables."
VALMIKI
poursuivit :
Conformément aux souhaits du
précepteur Vasistha, le roi Dasaratha
ordonna à un serviteur de mander Rama. De
retour auprès du roi, le serviteur
annonça que Rama n'allait pas tarder, et il
ajouta : "Le prince a l'air abattu et il
fuit la compagnie." Ces paroles plongèrent
Dasaratha dans la perplexité. Il se tourna
vers le chambellan du prince et s'enquit de
l'état d'esprit et de santé de
Rama.
Le chambellan, manifestement bouleversé,
déclara :
"Seigneur, depuis son retour du pèlerinage,
le prince est en proie à un grand
changement. La baignade ne semble pas plus
l'intéresser que la dévotion. Il
n'apprécie nullement le commerce des gens
qui habitent le palais, et les bijoux et les
pierres précieuses ne retiennent pas
davantage son attention. Même lorsqu'on lui
offre des objets charmants et agréables, il
pose sur eux un regard triste et
indifférent. Il renvoie les danseuses du
palais en qui il voit des
persécutrices ! Qu'il mange, se
promène, se repose, se baigne ou bien
demeure assis, il exécute tout comme un
automate, ou un sourd-muet. Il se
répète souvent à voix
basse : "À quoi riment la richesse et
la prospérité, l'adversité ou
la maison qu'on habite ? Tout cela est
irréel." Il passe presque tout son temps en
silence, et les distractions ne l'amusent pas. Il
ne goûte que la solitude. Il est sans cesse
abîmé dans ses réflexions. Nous
ignorons ce qui arrive à notre prince, ce
qu'il contemple dans son esprit, ou ce qu'il
recherche. Il est chaque jour plus
émacié."
"On l'entend maintes et maintes fois se chanter
à lui-même : "Hélas, nous
gaspillons notre existence de mille façons
au lieu de nous efforcer d'atteindre le
Suprême ! Les gens se plaignent haut et
fort qu'ils sont dans la détresse et le
dénuement, mais nul ne se détourne
sincèrement des sources de sa souffrance et
de sa misère." À le voir et à
l'entendre, nous, ses humbles serviteurs, sommes
dans l'affliction. Nous ne savons que faire. Il est
désespéré, et
dénué de désir ; il n'est
attaché à rien, et ne dépend
de rien. Il n'est pas victime d'illusions, il n'a
pas perdu la raison, et il n'est pas non plus
illuminé. Il donne toutefois par moments
l'impression d'être envahi de pensées
suicidaires générées par son
abattement : "À quoi bon richesse,
mères et parents ? À quoi bon ce
royaume, et à quoi bon l'ambition dans ce
monde ?" Seigneur, vous seul pouvez trouver le
remède approprié à
l'état du prince."
VISHVAMITRA
déclara :
Si tel est bien le cas, que l'on prie Rama de venir
ici. Son état est dû à la
sagesse et au détachement. Il ne
relève nullement de la psychose, mais
indique qu'il est sur la voie de l'illumination.
Amenez-le ici, et nous dissiperons sa
découragement.
VALMIKI dit :
Sur ce le roi pressa le chambellan d'inviter Rama
à se présenter à la cour.
Pendant ce temps-là, Rama se
préparait à rencontrer son
père. Même de loin, il le reconnut
parmi les sages qu'il salua. Ceux-ci
constatèrent que, malgré son jeune
âge, la paix de la maturité
éclairait son visage. Rama s'inclina aux
pieds du roi qui l'aida à se relever :
"Qu'est-ce qui te chagrine, mon fils ? lui
demanda-t-il en l'embrassant. L'abattement est une
porte ouverte à toutes sortes de
souffrances."
RAMA lui répondit :
Vénérable, je vais te répondre
avec précision. J'ai grandi heureux dans la
demeure de mon père où j'ai eu pour
instructeurs des maîtres remarquables. Il y a
peu, j'ai entrepris un pèlerinage pendant
lequel le cours de mes pensées s'est
infléchi dans une direction qui me prive de
tout espoir en ce monde. Mon cur commence
à s'interroger : Qu'appelle-t-on
bonheur, et peut-on le goûter dans les objets
toujours changeants du monde ? Tous les
êtres qui peuplent ce monde ne naissent que
pour mourir, et ils meurent pour
naître ! Je ne trouve aucun sens
à tous ces phénomènes
éphémères qui constituent la
racine de la souffrance et du péché.
Des créatures sans lien de parenté
s'assemblent et le mental forge des liens entre
eux. Tout en ce monde est tributaire de l'esprit,
de notre attitude mentale. À l'examen,
l'esprit lui-même apparaît
irréel ! Mais nous subissons l'emprise
de son charme. Pour étancher notre soif,
nous donnons l'impression de courir en plein
désert après un mirage !
Sire, s'il est vrai que nous ne sommes pas des
esclaves vendus à un maître, nous n'en
vivons pas moins en servitude et ne disposons
d'aucune liberté. Ignorants de la
Vérité, nous errons sans but au sein
de cette forêt touffue appelée le
monde. Qu'est-ce que ce monde ? Qu'est-ce qui
voit le jour, qui grandit et qui meurt ?
Comment cette souffrance prend-elle fin ? Le
cur me saigne de tristesse, même si je
ne verse pas de larmes par respect pour les
sentiments de mes amis.
RAMA
poursuivit :
Tout aussi inutile, Ô sage, est la richesse
qui abuse l'ignorant. Peu sûre et
éphémère, cette richesse fait
naître de nombreux soucis et
génère un désir insatiable de
posséder davantage. La richesse ne respecte
personne ; les bons aussi bien que les
méchants peuvent devenir riches. Du reste
les gens ne sont bons, compatissants et
sympathiques que tant que leur cur n'est pas
endurci par la poursuite effrénée des
richesses. La richesse corrompt aussi bien le
cur d'un érudit plein de sagesse, que
celui d'un héros, d'un homme reconnaissant,
d'un homme habile et de l'être à la
voix douce. Richesse et bonheur ne logent pas
à la même enseigne. Rares sont les
riches qui n'ont ni ennemis ni rivaux
désireux de leur causer du tort. Pour le
lotus de l'action juste, la richesse est la
nuit ; pour le lotus blanc de la douleur, elle
est le clair de lune ; pour la lampe de la
perspicacité qui voit clair, elle est le
vent ; pour la vague de l'inimitié,
elle est le flux de la marée montante ;
pour le nuage de la confusion, elle est le vent
favorable ; pour le poison de l'accablement,
elle est la circonstance aggravante. Elle ressemble
au serpent des mauvaises pensées et ajoute
la peur à l'angoisse que l'on
éprouve ; à la plante du
détachement vis-à-vis des passions,
elle est la chute de neige destructrice ; elle
est la tombée de la nuit pour le rapace
nocturne des mauvais désirs ; elle est
l'éclipse de la lune de la sagesse. En sa
présence, le bon côté d'un
être se dessèche. Au vrai, la richesse
recherche celui qui a déjà
été choisi par la mort.
De même est la longueur de notre
séjour sur terre, Ô sage. La
durée de notre existence fait penser
à une goutte sur une feuille. Elle n'est
profitable qu'à ceux qui possèdent la
connaissance du soi. Si l'on peut circonscrire le
vent, diviser l'espace, enfiler des vagues en
guirlandes, il est impossible de faire vraiment
confiance à la durée de l'existence.
L'homme s'efforce en vain d'accroître sa
durée de vie et, ce faisant, il gagne plus
de peines et ne fait qu'allonger le temps de ses
souffrances. Seul vit celui qui tâche
d'obtenir la connaissance du soi, laquelle est le
seul bien qu'il vaille la peine d'acquérir
en ce monde, mettant par là même un
terme aux naissances ultérieures ; les
autres mènent ici des existences
d'ânes. À celui qui est peu sage, la
connaissance des Écritures est un
fardeau ; à qui est rempli de
désirs, même la sagesse est un
fardeau ; son propre esprit est un
fardeau à l'homme inquiet ; et à
qui ne possède pas la connaissance du soi,
le corps [la durée de l'existence]
est un fardeau.
Le rat du temps ronge la durée de
l'existence sans répit. Le termite de la
maladie mange [détruit] les organes
vitaux de la créature. De même que le
chat fait preuve d'une vigilance extrême et
ne lâche pas des yeux le rat qu'il a
l'intention d'attraper, la mort a l'il et ne
quitte pas un instant cette vie.
RAMA
poursuivit :
Roi vénéré, je suis abasourdi
et effrayé quand j'observe la naissance du
redoutable ennemi de la sagesse, connu sous le nom
d'égoïté. Elle prend forme dans
les ténèbres de l'ignorance, et
prospère dans l'ignorance. Elle
génère des tendances et des actions
pécheresses sans fin. Il ne fait pas de
doute que toute souffrance tourne autour de
l'égoïté [c'est le "je" qui
souffre] ; et l'égoïté
est l'unique cause de la détresse mentale.
Je sens que l'égoïté est ma pire
maladie ! C'est l'égoïté
qui déploie le filet des objets de plaisir
de ce monde et prend les êtres humains au
piège. Le fait est que toutes les
calamités du monde naissent de
l'égoïté.
L'égoïté annihile le sang-froid,
détruit la vertu et dissipe
l'équanimité. Renonçant
à la notion égotiste "Je suis Rama"
et renonçant à tout désir, je
souhaite reposer dans le soi. Je me rends compte
que tout ce que j'ai accompli dans une optique
égotiste est nul et non avenu. Seul la non
égoïté est Vérité.
Sous l'empire de l'égoïté, je
suis malheureux ; quand j'en suis
libéré, je suis heureux.
L'égoïté favorise les
désirs et besoins irrésistibles. Sans
elle, ceux-ci périssent. C'est cette
égoïté seule, sans rime ni
raison, qui a déployé le filet des
rapports familiaux et sociaux afin d'attraper
l'âme imprudente. Je me crois
dégagé de
l'égoïté ; pourtant je suis
très malheureux. Je vous en prie,
éclairez-moi.
Privé de la grâce acquise au service
des saints, le mental impur demeure aussi
fébrile que le vent. Jamais satisfait de ce
qu'il trouve, son agitation ne fait que
croître de jour en jour. On ne remplira
jamais le tonneau des Danaïdes et, on aura
beau multiplier ses biens terrestres, le mental ne
connaîtra jamais la plénitude. Il se
répand sans cesse aux quatre vents, mais ne
trouve jamais le bonheur nulle part. Sans penser un
instant qu'il peut récolter de grandes
souffrances en enfer, le mental recherche le
plaisir ; mais, même cela, il ne peut
l'obtenir. Ainsi qu'un lion en cage, le mental ne
connaît jamais le repos, car il a perdu sa
liberté et ne se satisfait jamais de sa
situation du moment.
Hélas, les liens du désir m'attachent
au filet que le mental a déployé. De
même que les eaux d'un fleuve
déracinent les arbres de ses rives, le
mental agité a déraciné mon
être tout entier. Je me trouve emporté
par le mental, comme une feuille morte au vent. Il
ne me laisse trouver le repos nulle part. Ce mental
est l'unique cause de tous les objets du
monde ; les trois mondes existent du fait de
la substance mentale ; quand celui-ci
s'évanouit, les mondes disparaissent aussi.
Vous devriez faire tout votre possible pour trouver
un traitement qui éradique ce mal.
RAMA
poursuivit :
C'est vraiment quand la substance mentale
s'enveloppe d'un désir ardent que
d'innombrables erreurs prennent naissance dans
l'obscurité de l'ignorance ainsi
générée. Ce puissant
désir assèche les bonnes et nobles
qualités de l'esprit et du cur
[telles la gentillesse et la douceur
naturelles] et me rend dur et cruel. Dans ces
ténèbres, le désir sous ses
différentes formes danse ainsi qu'un
démon.
J'ai beau adopter diverses méthodes pour
réfréner ce désir, il me
subjugue en un instant et me balaye aussi vivement
qu'un coup de vent emporte un brin de paille. Aussi
sûrement qu'un rat sectionne un fil d'un coup
de dent, le désir ôte tous les espoirs
que je puis caresser de développer le
détachement [et autres qualités
semblables] et alors, réduit à
l'impuissance, je tourne en rond dans la roue des
besoins irrésistibles et des appétits
insatiables. Bien que nous disposions d'ailes pour
voler, comme les oiseaux pris dans le filet de
l'oiseleur, nous sommes incapables d'atteindre
notre but, ou notre demeure, qui est connaissance
du soi. Ce désir qui me tient ne peut jamais
être assouvi, dussé-je boire du nectar
jusqu'à plus soif. La caractéristique
de ce désir, c'est qu'il n'a pas de
visée précise et me tire à hue
et à dia ; tantôt il m'emporte
dans une direction et, l'instant d'après, il
me précipite dans une autre comme un cheval
fou. Il déploie devant nous un vaste filet
de fils, ami, épouse et autres membres de la
famille.
Bien que je sois un héros, ce désir
fait de moi un pleutre. Je possède des yeux
pour voir, mais il me rend aveugle. Je
déborde de joie, mais il me rend très
malheureux. On dirait un affreux démon.
C'est ce désir aux allures
d'épouvantable démon qui est
responsable de la servitude et du malheur ; il
brise le cur et abuse l'être humain.
Sous l'empire de ce démon, l'homme se voit
dans l'incapacité d'apprécier les
plaisirs, y compris ceux qui se trouvent à
portée de sa main. Même si ce
désir paraît le pousser à
goûter au bonheur, il ne l'y conduit
nullement, pas plus qu'il ne procure jamais la
plénitude ; au contraire, il fait
déployer de vains efforts et
génère toutes sortes
d'événements fâcheux.
Même lorsqu'il occupe la scène
appelée vie, sur laquelle se produisent
diverses situations, heureuses et malheureuses, ce
désir obsédant tel une vieille
actrice se montre incapable de rien jouer de
bon et de noble. Il subit à chaque fois
défaite et déconfiture, et pourtant
cela ne lui ôte pas l'envie de danser et de
s'exhiber sur scène !
S'il lui prend la fantaisie de monter au ciel,
l'instant d'après le désir plonge au
tréfonds de l'enfer. Il ne connaît pas
le repos car il a pour fondation le vide du mental.
Si l'éclat de la sagesse brille bien un
moment au sein du mental, l'instant d'après
y règnent l'erreur et l'illusion. C'est
miracle que les sages parviennent à
l'anéantir avec l'épée de la
connaissance du soi.
RAMA poursuivit :
Ce corps pitoyable composé de veines,
d'artères et de nerfs, est aussi source de
douleur. Inerte, il paraît être
intelligent. On ne sait s'il est sensible ou
insensible, et il n'engendre qu'illusion.
Enchanté par un peu de plaisir et
affligé à la moindre
adversité, ce corps assurément est
des plus méprisables.
Seul l'arbre peut se comparer au corps ; les
branches figurent les bras, le tronc
représente le torse, les trous correspondent
aux yeux, les fruits à la tête et les
feuilles aux innombrables maladies. C'est un
gîte pour les êtres vivants. Qui peut
prétendre que son corps lui appartient en
propre ? Il est vain de parler d'espoir et de
désespoir à son endroit. Ce n'est
qu'un vaisseau qui nous est donné afin de
traverser cet océan de
naissance-et-de-mort ; mais nous ne devrions
pas voir en lui ce que nous sommes. Cet arbre
qu'est le corps est né dans cette
forêt appelée le samsara
[existence répétitive], le
singe turbulent [le mental] joue dessus,
c'est la demeure des grillons [les soucis],
il est constamment rongé par les insectes
[de la souffrance sans fin], il abrite le
serpent venimeux [du désir
insatiable], et le corbeau furieux [de la
colère] s'y tient perché. Il lui
pousse des fleurs [celles du rire], ses
fruits sont bons et mauvais, il semble animé
par le vent [de la force vitale], il sert
de perchoir aux oiseaux [des sens], le
voyageur [concupiscence ou désir] le
fréquente car il procure l'ombrage du
plaisir, le vautour formidable
[l'égoïté] se tient
assis dessus, et il est creux et vide. Il n'est
sûrement pas destiné à
favoriser le bonheur. Qu'il dure longtemps ou
périsse vite, dans tous les cas il n'est bon
à rien. Composé de chair et de sang,
il est sujet au vieillissement et à la mort.
Je ne lui voue aucun amour. Il est
entièrement rempli de substances impures, et
affligé d'ignorance. Comment peut-il combler
mes espérances ?
Ce corps abrite la maladie, il est le
théâtre de la détresse mentale,
des émotions changeantes et des états
mentaux. Je n'ai pour lui aucun amour. Qu'est-ce
que la richesse, qu'est-ce que le royaume,
qu'est-ce que le corps ? Tous sont
impitoyablement abattus par le temps [la
mort]. À la mort, ce corps ingrat
abandonne l'âme qui l'habitait et le
protégeait. Quelle espérance
pourrait-il m'apporter ? Toute honte bue, il
se livre sans cesse aux mêmes actions !
La seule certitude dont il semble pouvoir se
prévaloir, c'est qu'il va finir par
brûler ! Peu soucieux du vieillissement
et de la mort qui attendent pareillement les riches
et les pauvres, il recherche la fortune et le
pouvoir ! Honte, honte à ceux qui,
égarés par le vin de l'ignorance,
sont chevillés à ce corps !
Honte à ceux qui sont attachés
à ce monde !
RAMA
dit :
Ô sage, même l'enfance
période de la vie que, dans leur ignorance,
les gens jugent agréable est un tissu
de peines et de chagrins. Le manque total
d'autonomie, les mésaventures, les
désirs insatiables et les grands besoins,
l'incapacité à s'exprimer, la pure
sottise, l'espièglerie,
l'instabilité, la faiblesse
voilà autant de traits
caractéristiques de l'enfance. L'enfant
s'offense pour peu de chose, il prend la mouche
pour un rien, éclate facilement en sanglots.
En fait on peut carrément affirmer que
l'angoisse d'un enfant est plus terrible que celle
d'un mourant, d'un vieillard, d'un malade, ou de
n'importe quel adulte. Car, dans l'enfance, la
situation de l'homme est vraiment comparable
à celle d'un animal à la merci
d'autrui.
L'enfant est exposé aux mille
événements dont il est témoin.
Ceux-ci le plongent dans la perplexité et la
confusion, provoquent chez lui diverses peurs et
engendrent des idées fantaisistes.
Impressionnable, l'enfant subit facilement
l'emprise des méchantes gens. En
conséquence, l'enfant doit se soumettre
à l'autorité de ses parents et
accepter les punitions qu'ils lui infligent.
L'enfance semble bien n'être rien d'autre
qu'une période de soumission !
Même s'il peut donner l'impression d'un
être innocent, au vrai l'enfant recèle
toutes sortes de défauts, de penchants
fâcheux et de comportements
névrotiques qui dorment chez lui à
l'état latent, exactement comme un hibou
passe la journée cachée dans une
cavité obscure. Ô sage, je plains les
idiots qui s'imaginent que l'enfance est une
période de bonheur.
Y a-t-il pires souffrances que celles d'un esprit
tourmenté ? Et l'esprit d'un enfant est
extrêmement inquiet. S'il ne dispose pas de
quelque chose de nouveau chaque jour, il est
malheureux. Pleurer bruyamment et verser des larmes
semble être l'activité principale de
l'enfant. Quand l'enfant n'obtient pas ce qu'il
veut, on dirait qu'il a le cur brisé.
À l'école, il reçoit des
punitions des mains de ses maîtres, ce qui ne
fait qu'ajouter à son infortune. Quand
l'enfant pleure bruyamment, ses parents, soucieux
de l'apaiser, promettent de lui donner tout ce qui
se peut trouver dans le monde et, dès son
plus jeune âge, l'enfant commence à
apprécier le monde, à désirer
les biens de ce monde. Les parents disent :
"Je te décrocherai la lune pour que tu t'en
amuses comme d'un jouet." Et l'enfant, qui les
croit sur parole, pense qu'il peut effectivement
tenir la lune dans ses mains. C'est ainsi que l'on
sème les graines de l'illusion et de la
duperie dans son petit cur.
Sensible au froid et à la chaleur, l'enfant
est pourtant incapable d'éviter l'un et
l'autre en quoi vaut-il donc mieux qu'un
arbre ? Semblable aux bêtes et aux
oiseaux, l'enfant tend la main en vain afin
d'obtenir ce qu'il veut. Et il vit dans la crainte
de tous les adultes qui habitent la maison.
RAMA
poursuivit :
L'être
humain quitte l'enfance pour entrer dans la
jeunesse, mais il ne laisse pas le malheur
derrière lui pour autant ! Il subit
alors nombre de modifications mentales et, de la
misère, il passe à une
détresse encore plus grande car il abandonne
la sagesse pour embrasser le terrible démon
connu sous le nom de concupiscence qui
réside en son cur. Sa vie se remplit
de désirs et d'inquiétudes. Qui ne
s'est pas fait dérober sa sagesse, au temps
de son enfance, est en mesure de supporter
n'importe quelle épreuve.
Je n'ai aucune affection particulière pour
cette jeunesse éphémère au
cours de laquelle le plaisir passager est vite
suivi d'une longue souffrance et,
égaré par cette succession, l'homme
prend le changement pour réel. Pis que cela,
c'est pendant la jeunesse qu'on accomplit des actes
qui rendent bien des gens malheureux. Ainsi qu'un
arbre est consumé par un incendie de
forêt, le cur d'un jeune est
consumé par le feu de la convoitise quand sa
bien-aimée le quitte. Il a beau s'efforcer
de développer la pureté du cur,
le cur du jeune est souillé.
Même quand sa bien-aimée n'est pas
présente à ses côtés,
des images de sa beauté le tourmentent. Une
jeune personne ainsi en proie aux désirs
n'est évidemment pas tenue en haute estime
par les hommes de bien.
La jeunesse est le séjour des maladies et de
l'affliction. Elle peut se comparer à un
oiseau dont les ailes sont des actions bonnes et
mauvaises. La jeunesse fait penser à une
tempête de sable qui disperse et dissipe les
bonnes qualités de l'individu. La jeunesse
éveille toutes sortes de mauvaises
pensées dans le cur et supprime les
bonnes dispositions que celui-ci peut
abriter ; c'est ainsi qu'elle favorise le mal.
Elle engendre l'erreur et l'attachement. Si la
fraîcheur juvénile semble être
souhaitable pour le corps, elle est nuisible
à l'esprit. Dans la jeunesse, l'homme est
tenté par le mirage du bonheur et, à
sa poursuite, il tombe dans le puits de
l'affliction. Voilà pourquoi je
n'apprécie nullement la jeunesse.
Hélas, même lorsque la jeunesse
s'apprête à quitter le corps, les
passions qu'elle a éveillées n'en
brûlent que plus ardemment, provoquant la
rapide destruction de l'individu. Qui se trouve
enchanté de cette jeunesse n'est
sûrement pas un homme, mais un animal dans un
corps humain.
Seuls sont dignes de vénération les
grands êtres authentiques, les hommes qui
résistent aux divers maux de la jeunesse et
réchappent à cette période de
la vie sans succomber à ses tentations. Car,
s'il est facile de traverser un grand océan,
atteindre l'autre rive de la jeunesse sans
être vaincu par ses goûts et par ses
couleurs relève de l'exploit.
RAMA
poursuivit :
Dans sa jeunesse, l'homme est esclave de
l'attirance sexuelle. Dans le corps qui n'est
jamais qu'un ensemble de chair, de sang, d'os, de
cheveux et de peau, il perçoit charme et
beauté. Si cette "beauté"
était permanente, pareille fantaisie se
justifierait, mais, hélas cette
beauté ne dure guère. Au contraire,
la chair même qui contribuait à
l'attrait, au charme et à la beauté
de la personne aimée, commence par devenir
laideur ratatinée de la vieillesse avant
d'être la proie des flammes, des vers et des
vautours. Et pourtant, le temps qu'elle dure, cette
attirance sexuelle consume le corps et la sagesse
de l'homme. C'est cette attirance qui maintient la
création et, quand elle cesse, ce samsara
[ce cycle de naissance et de mort] prend
fin également.
Quand l'enfant n'est pas satisfait de ses jeunes
années, la jeunesse prend le relais et,
quand la jeunesse est empoisonnée par
l'insatisfaction et la frustration, c'est la
vieillesse qui prend le dessus. Que la vie est
cruelle ! La vieillesse détruit le
corps aussi facilement que le vent détache
une goutte de rosée d'une feuille. Tout
comme une infime quantité de poison qui en
pénétrant dans le système ne
tarde pas à s'insinuer en ses moindres
parties, la sénilité, qui envahit
aussi bien vite le corps tout entier et le brise,
en fait un objet de risée.
Bien que le vieillard ne soit pas en mesure de
satisfaire physiquement ses désirs, ceux-ci
n'en sont pas moins florissants et se multiplient.
Il commence à se demander : "Qui
suis-je ? Que devrais-je faire ?" etc.,
quand il est trop tard pour changer le cours de son
existence, modifier son mode de vie, ou rendre sa
vie plus sensée. Avec la
sénilité apparaissent tous les
lamentables symptômes de la
déchéance physique : la toux
s'installe, les cheveux blanchissent, la
respiration se fait plus difficile, beaucoup
deviennent dyspeptiques et voient leurs visages
s'émacier.
Peut-être le dieu chargé de la mort
voit-il dans les crânes chenus des melons
saupoudrés de sel qu'il lui tarde de
déguster ! La décrépitude
tranche les racines de la vie aussi puissamment
qu'une inondation arrache les arbres des berges. La
mort s'ensuit, qui les emporte. La vieillesse
avancée fait penser aux ministres qui
précèdent la reine, la mort.
Ah, tout cela est bien mystérieux et
stupéfiant ! Même celui qui
ignore la défaite et est allé vivre
au sommet d'une montagne inaccessible
même lui a dû subir la loi de la
démone du nom de sénilité et
de dégénérescence.
RAMA
poursuivit :
Tous les délices de ce monde sont duperies,
comme le plaisir que prend le fou à
goûter des fruits réfléchis
dans un miroir. Tous les espoirs que l'homme
nourrit en ce monde sont constamment
anéantis par le Temps. Ô Sage,
à lui seul, le Temps ruine et achève
tout en ce monde. Rien de ce qui a
été créé ne lui
échappe. Le Temps, et nul autre, crée
des univers innombrables et, en moins de rien, le
Temps détruit tout.
Le Temps se laisse entrevoir en se manifestant de
façon limitée sous forme
d'années, d'époques et d'âges,
mais, l'essentiel de la nature du temps demeure
caché. Ce Temps est plus fort que tout. Le
Temps est sans merci, inexorable, cruel, avide et
insatiable. C'est le roi des supercheries, le plus
grand magicien. Ce Temps ne peut être
analysé car, même divisé
à l'infini, il survit toujours,
indestructible. Il manifeste pour tout un
appétit insatiable, dévore les plus
petits insectes, les plus grandes montagnes, et
même le roi du ciel ! Ainsi qu'un
garçon s'amuse à jouer au ballon, le
Temps, lui aussi, joue avec deux balles, le soleil
et la lune. En fait, c'est le Temps, et nul autre,
qui apparaît comme le destructeur de
l'univers [Rudra], le créateur du
monde [Brahma], le roi du ciel
[Indra], le seigneur de la richesse
[Kubera], et le néant de la
dissolution cosmique. C'est bel et bien ce temps
qui, tour à tour, crée et dissout
sans cesse l'univers. Ainsi que la grande et
puissante montagne est fichée dans la terre,
ce Temps puissant est établi dans l'absolu
[Brahman].
Le Temps crée sans arrêt des univers
et, pourtant, il ne s'en lasse pas, et ne s'en
réjouit pas non plus. Il n'arrive ni ne s'en
va. Il ne se lève ni ne se couche. Le Temps
est un fin gourmet qui s'assure que les objets du
monde ont été mûris par le feu
du soleil et, quand il les juge à point, il
les dévore. Chaque époque se pare,
pour ainsi dire, des beaux bijoux de
créatures pittoresques pour le plaisir du
Temps, lequel, s'amuse à les exterminer tous
et toutes.
Pour le lotus de la fraîcheur
juvénile, le Temps est la tombée du
jour ; pour l'éléphant de la
durée de l'existence, le Temps est le lion.
Il n'est rien en ce monde, en haut ou en bas de
l'échelle, que le Temps ne détruise.
Et, même quand tout est anéanti, le
Temps n'est pas détruit. Après une
journée de travail, l'homme se repose dans
le sommeil dont on ne sait rien. Il en est
pareillement du Temps. Après la dissolution
cosmique, il dort ou se repose, la création
virtuelle cachée dans son sein. Nul ne sait
au juste ce qu'est ce Temps.
RAMA
poursuivit :
Outre le Temps que je viens de décrire
existe un autre Temps responsable de la naissance
et de la mort : les gens en parlent comme de
la déité qui préside à
la mort. Il est pourtant encore un autre aspect de
ce Temps connu sous le nom de krtanta la fin
de l'action, son résultat
inéluctable, ou réalisation. Ce
krtanta est comme un danseur qui aurait niyati
[la loi de la nature] pour épouse.
Tous deux ensemble accordent à tous les
êtres la juste rétribution de leurs
uvres. Au cours de l'existence de l'univers,
ils se montrent des travailleurs infatigables. Pas
un instant leur zèle ne faiblit. Ils ne
relâchent jamais leur vigilance. Quand le
Temps effectue sa danse au sein de l'univers, en
créant et en détruisant toute chose,
quel espoir pouvons-nous bien nourrir ?
Krtanta exerce son empire même sur ceux dont
la foi est inébranlable, et les trouble. Du
fait de ce krtanta, tout en ce monde subit un
changement constant ; ici la permanence est un
vain mot.
Tous les êtres en ce monde sont
entachés du mal. Toutes les relations sont
servitudes. Tous les plaisirs sont des maladies
graves et l'aspiration au bonheur n'est qu'un
mirage. Nos propres sens sont nos ennemis. La
Réalité s'est faite irréelle
[inconnue]. Notre esprit même est
devenu notre pire ennemi.
L'égoïté est la première
cause du mal. La sagesse est faible. Toutes les
actions attirent des désagréments et
le plaisir est orienté sexuellement. Notre
intelligence est gouvernée par
l'égoïté au lieu que ce soit
l'inverse, ce qui explique pourquoi notre esprit
ignore le bonheur et la paix. La lumière de
la jeunesse pâlit. La compagnie des saints
est chose rare. Il n'existe aucun moyen de sortir
de cette souffrance. Rares sont ceux qui ont pris
conscience de la Vérité. Nul ne se
réjouit de la prospérité et du
bonheur d'autrui, et la compassion non plus ne
court pas les rues. Les gens sont chaque jour plus
vils. La faiblesse a vaincu la force. La
lâcheté l'emporte sur le courage. Il
est facile de fréquenter des individus peu
recommandables, difficile de rencontrer des gens de
bonne compagnie. Je me demande où le Temps
mène l'humanité.
Homme vénérable, la puissance
mystérieuse qui gouverne cette
création détruit même les
puissants démons et emporte tout y compris
ce à quoi on a cru pouvoir attribuer une
permanence immortelle. Elle tue même les
immortels alors, dans ces conditions,
subsiste-t-il le moindre espoir pour des simples
gens comme moi ? Cet être
mystérieux semble loger en toute chose. Sa
manifestation individualisée est
considérée comme l'ego, et son
pouvoir de destruction n'épargne rien ni
personne. L'univers entier est sous son empire. Ici
seule sa volonté dicte sa loi.
RAMA
poursuivit :
Ô sage, on ne connaît donc le bonheur
ni dans l'enfance, ni dans la jeunesse, ni dans la
vieillesse. Aucun des objets du monde n'est
destiné à procurer du bonheur
à qui que ce soit. Le mental s'escrime en
vain à chercher le bonheur dans les objets
de ce monde. Seul est heureux celui qui s'est
libéré de l'égoïté
et de l'emprise du désir insatiable pour les
plaisirs que procurent les sens, mais des
êtres semblables se comptent sur les doigts
de la main. Au vrai, pour moi, un homme capable de
vaincre une puissante armée n'a rien d'un
héros. Je n'accorde ce titre qu'à un
être capable de traverser l'océan du
mental et des sens.
Je ne vois nul "gain" dans ce qui ne tarde pas
à être perdu. En fait cette
acquisition-là constitue le seul profit
auquel rien ne puisse porter atteinte et, quels que
soient ses efforts, l'homme ne trouvera jamais un
tel bien en ce monde. D'autre part, sans même
les rechercher, l'être humain jouit de gains
éphémères et subit des
infortunes temporaires. Homme
vénérable, le comportement de l'homme
me laisse pantois. Apparemment occupé du
matin au soir, il court çà et
là, sans cesse pris par des activités
égoïstes ; et, bien qu'il n'ait
rien accompli qui en vaille la peine, il trouve
quand même le moyen de trouver le sommeil
pendant la nuit ! Pourtant, même si
l'homme se dépense sans compter pour battre
tous les adversaires qu'il rencontre en affaires et
vit dans la richesse et dans le luxe et, même
s'il fanfaronne et prétend être
heureux, la mort s'approche en douce et ne
l'épargne pas. Comment elle le trouve ?
Dieu seul le sait ! Dans son ignorance,
l'homme s'attache à sa femme, à son
fils et à ses amis. Il ne sait pas que ce
monde ressemble à un gigantesque lieu de
pèlerinage où des millions de gens se
retrouvent fortuitement et ceux qu'il nomme
son épouse, son fils et ses amis font partie
du nombre.
Ce monde rappelle le tour d'un potier. Le disque du
tour paraît immobile, alors qu'il tourne
à une vitesse vertigineuse. C'est la
même chose pour celui qui vit dans
l'illusion. Le monde lui donne l'impression
d'être immobile alors qu'en fait, il change
constamment. Ce monde fait penser à un arbre
empoisonné. Celui qui entre en contact avec
lui tombe par terre, inconscient et frappé
de stupeur. Aucun point de vue n'est pur en ce
monde. Tous les pays du monde sont des terres du
mal, tous les habitants du monde sont soumis
à la mort, et toutes les actions dissimulent
la vérité.
On ne compte pas les éons qui sont venus et
repartis. Ce ne sont que des portions de temps, car
il n'y a pas de différence essentielle entre
un âge une grande période de
l'histoire et un instant. Tous deux ne sont
que des mesures du temps. Du point de vue des
dieux, même un âge ne représente
qu'un moment. Semblablement, la terre
entière n'est qu'une modification de
l'élément terre ! Comme il est
donc vain de se fier à elle et d'y placer
toutes nos espérances !
RAMA
poursuivit :
Ô vénérable ! Tout ce qui
paraît permanent ou
éphémère en ce monde, fait
penser à un rêve. Ce qui est
cratère aujourd'hui était montagne
hier. Ce qui est montagne ne tarde pas à
devenir trou dans la terre. Ce qui de nos jours est
forêt touffue sera vite changé en
ville immense. Ce qui est à présent
terre fertile deviendra un jour désert
aride. Une semblable évolution
s'opère dans notre corps, dans notre mode de
vie, et dans notre destinée.
Ce cycle de vie et de mort fait penser à une
danseuse habile dont la jupe est constituée
d'âmes vivantes et qui, par ses gestes,
propulse ces âmes au ciel, les
précipite en enfer, ou les ramène sur
cette terre. Tous les hauts-faits et les exploits,
sans parler des rites religieux admirables qui
s'accomplissent ici, ne sont bientôt que
souvenirs. Les humains se réincarnent en
animaux, et vice-versa. Les dieux perdent leur
divinité. Qu'est-ce qui est immuable
ici ? Je vois que, même Brahma le
créateur, Vishnou le protecteur, Rudra le
rédempteur, ainsi que d'autres, vont
inexorablement à leur destruction. Les
objets des sens ne nous paraissent agréables
que tant que nous oublions cette inéluctable
destruction. Ainsi qu'un enfant qui pétrit
de la terre et façonne diverses formes avec
une motte, l'ordonnateur de l'univers ne cesse de
créer de nouveaux objets avant
d'aussitôt les détruire.
Cette conscience des imperfections du monde a
détruit les penchants indésirables de
mon esprit ; et la recherche des plaisirs des
sens ne s'y manifeste donc pas plus qu'un mirage ne
peut apparaître à la surface de l'eau.
Ce monde et ses délices me laissent un
goût amer. Je ne prends aucun plaisir
à me promener dans les jardins
d'agrément. La compagnie des filles me
laisse aussi indifférent que l'acquisition
de la richesse. Je souhaite demeurer en paix
au-dedans de moi-même. Je me pose sans
arrêt la question suivante : "Comment
sevrer complètement mon cur, le
délivrer de la moindre pensée
relative à cette chimère inconstante
qui s'appelle le monde ?" Je n'aspire pas
à la mort, et ne souhaite pas non plus
particulièrement vivre. Je demeure tel que
je suis, libre du feu de la concupiscence. Que
vais-je bien pouvoir faire du royaume, du plaisir
ou de la richesse, tous jouets de
l'égoïté, laquelle chez moi est
absente ?
Si je ne m'établis pas dans la sagesse
maintenant, quand se présentera une autre
occasion de le faire ? Car les plaisirs des
sens empoisonnent tellement l'esprit que leurs
effets durent plusieurs existences. Seul l'homme
qui a connaissance du soi est délivré
de pareille servitude. Par conséquent,
Ô sage, je t'en prie, instruis-moi afin que
je sois libéré à jamais de
l'angoisse, de la peur, et de la détresse.
Que la lumière de ton enseignement
détruise, dans mon cur, les
ténèbres de l'ignorance !
RAMA
poursuivit :
Quand je pense au sort pitoyable des êtres
humains ainsi tombés dans
l'épouvantable enfer de la souffrance,
j'éprouve une immense peine. Mon esprit en
est tout troublé. Je suis parcouru de
frissons et, à chaque pas, je suis dans la
crainte. Bien qu'ayant renoncé à
tout, je ne me suis pas établi dans la
sagesse ; ce qui explique que je sois en
partie pris au piège et en partie
libéré. Je suis comme un arbre abattu
dont les racines n'ont pas été
sectionnées. Je souhaite
réfréner mon mental, mais ne
possède pas la sagesse
nécessaire.
Je te supplie donc de me révéler
cette condition ou cet état dans lequel on
ne souffre plus. Comment un homme comme moi,
plongé dans le monde et ses
activités, peut-il accéder à
l'état de paix et de
félicité suprêmes ? Quelle
disposition d'esprit permet d'échapper
à l'influence des diverses sortes
d'activités et d'expériences ?
De grâce, dis-moi comment les gens
éclairés vivent en ce monde. Comment
l'esprit peut-il être délivré
de la concupiscence, et voir en même temps
dans le monde son propre soi et une babiole aussi
insignifiante qu'un brin d'herbe ? De quel
grand être faut-il étudier la
biographie afin de découvrir le chemin de la
sagesse ? Comment devrions-nous vivre en ce
monde ?
Toi qui es saint, enseigne-moi cette sagesse
grâce à laquelle mon esprit, par
ailleurs si agité, connaîtra la
stabilité d'une montagne. Tu es un
être éclairé. Instruis-moi afin
que je ne sombre plus dans l'affliction.
Ce monde n'est que souffrance et mort, c'est
évident. Comment devient-il donc source de
joie sans plus jamais troubler le cur ?
Le mental est rempli d'impuretés, cela ne
fait pas de doute. Comment peut-il donc être
purifié, et par quel détergent
prescrit par quel grand sage ? Comment vivre
ici-bas sans devenir la victime des courants
jumeaux de l'amour et de la haine ? De toute
évidence, il y a un secret qui permet
à l'homme de ne pas être
affecté par les douleurs et les souffrances
du monde ainsi que le mercure n'est
nullement affecté une fois jeté dans
le feu. Quel est ce secret ? Quel est le
secret qui neutralise l'habitude du mental
déployé sous la forme de cet
univers ?
Qui sont ces héros qui se sont
libérés de l'illusion ? Et
quelles méthodes ont-ils adoptée pour
se délivrer ? Si tu estimes que je ne
suis ni digne ni capable de comprendre cela, je
jeûnerai jusqu'à ce que mort
s'ensuive.
VALMIKI dit :
Ayant parlé ainsi, Rama demeura
silencieux.
VALMIKI
dit :
Tous ceux qui s'étaient rassemblés
à la cour furent très inspirés
par les paroles flamboyantes de Rama capables, par
leur sagesse, de dissiper l'illusion du mental. Ils
avaient le sentiment d'avoir été
eux-mêmes lavés de tous leurs doutes
et leurs conceptions erronées. C'est avec
ravissement qu'ils burent le nectar de ses paroles.
Ainsi assis à écouter Rama dans un
profond recueillement, suspendus à ses
lèvres, on les aurait facilement pris pour
des personnages peints, plutôt que pour des
êtres vraiment vivants.
Qui avait écouté Rama ? Des
sages comme Vasishta et Vishvamitra ; les
ministres, des membres de la famille royale, y
compris le roi Dasaratha ; des citoyens, des
saints, des serviteurs, des oiseaux en cage, des
animaux domestiques, les chevaux des écuries
royales et les habitants du ciel au nombre desquels
les sages parvenus au stade de perfection, et les
musiciens célestes. Une chose est
sûre ; même le roi du ciel et les
chefs des régions infernales
écoutèrent Rama.
Transportés par ses propos, tous
s'exclamèrent d'une seule voix :
"Bravo ! Bravo !" Cette joyeuse
exclamation retentit en même temps que, pour
le féliciter, le ciel déversait sur
Rama une pluie de fleurs. Tous ceux qui se
trouvaient rassemblés à la cour
l'applaudirent. Une chose est certaine. Nul autre
que Rama, si détaché des
émotions, n'aurait pu s'exprimer de la sorte
pas même le précepteur des
dieux. Nous avions vraiment une grande chance
d'avoir pu l'entendre. Pendant que nous
l'écoutions, un sentiment semblait s'imposer
à nous : "Il n'y a pas de bonheur,
même au ciel."
LES SAGES AYANT ATTEINT LA PERFECTION qui se
trouvaient dans l'assemblée prirent la
parole : "La réponse que les saints vont
apporter aux graves questions essentielles de Rama
mérite d'être entendue par toutes les
créatures qui peuplent l'univers. Ô
sages, venez, approchez ! Rassemblons-nous
tous dans la cour du roi Dasaratha afin d'entendre
la réponse de Vasistha, le sage
suprême."
VALMIKI dit :
Apprenant la nouvelle, tous les sages du monde
s'empressèrent de se rendre à la cour
où ils furent reçus avec les honneurs
dus à leur rang et, tous, installés
dans les meilleures conditions. Cela ne fait pas de
doute, si la noble sagesse de Rama ne se
reflète pas dans notre cur, nous
serons assurément les perdants dans
l'affaire. Quels que soient nos talents et nos dons
intellectuels, nous démontrerons par
là même que nous avons perdu notre
intelligence !
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